Le regard de Louis Nucéra (Mes Ports d'attache)
Un autre exemple? Celui de Claude Garrandès. Il remplit de majesté l'air que ses amis respirent. Le courage règle sa conduite à chaque instant. Connaît-on jamais ce que pensent les hommes? Avec lui on croit savoir. Ce que l'on pressent offre de l'espérance à l'univers.
Dès l'adolescence, il escaladait les sommets des Alpes du Sud, là où les rochers, les herbes et les nuages se racontent des histoires de vents, de soleil, de nuits froides. Encordé, il s'attaqua même à des parois que la prudence proscrit. En tandem, il gravissait des cols aux noms fameux depuis que les champions du Tour de France s'y aventurèrent dès les premières années de ce siècle. Comme il convient que tête et jambes aillent de pair, il ne négligea jamais ses études. Un diplôme de juriste et un doctorat d'État en psychologie récompensèrent son assiduité et ses dons.
C'est un professeur niçois - Serge Pérottino - qui me le présenta il y a des années. Garrandès et lui se rejoignaient dans la passion de la peinture. Je le revis au cours d'une exposition de Théo Tobiasse dont j'avais préfacé le catalogue. Une jeune femme l'escortait. Tous deux s'arrêtaient longuement devant chaque tableau; les commentaires de la jeune femme étaient de temps à autre interrompus par les questions de son compagnon.
Rien que de très banal, dira-t-on, à la lecture de ces lignes. Mais quand on saura que Claude Garrandès est aveugle depuis l'âge de douze ans, on admettra qu'il s'agit là d'un être qui considère que la liberté n'existe pas chez qui néglige de tirer beaucoup de sa personne.
Sa révérence pour la peinture aurait pu demeurer secrète ou connue seulement des amis. Mais chez Garrandès, un projet couvait : si l'on parvenait à donner à voir aux non-voyants les chefs-d'œuvre d'un art que l'adversité leur interdit d'apprécier ? A l'instar du braille pour l'écriture, un procédé n'existe-t-il pas afin de permettre, pour le moins, à des dessins d'être lus ? Le relief, bien sûr, est ce moyen.
Dans un premier temps, il prépara un Van Gogh. Les merveilles effrénées des couleurs étaient absentes, mais au toucher, par le gaufrage, on pouvait suivre le squelette des toiles choisies. Nous étions là quelques-uns à feuilleter les planches et à suivre, les yeux clos, les tracés qui s'offraient a nos doigts. Ils étaient comme une fête et nous en étions émus. Le livre de la vie n'en finit jamais d'étonner; l'horreur n'est pas toujours la cause de l'étonnement.
Alors, l'espoir lui vint de s'atteler à un Cocteau. Devinait-il que, s'il pressentait l'exceptionnel, Cocteau n'avait de cesse que d'en informer le monde ? Son désir d'aider le mobilisait. Ainsi l'avait-on vu de son vivant prendre mainte fois sa plume pour proclamer le bien qu'il pensait de tel peintre ou écrivain, tel musicien, danseur ou comédien. Le succès d'un autre devenait le sien. Il n'économisait ni sa peine ni son talent pour être fidèle à sa vocation de générosité. Mais Cocteau n'était plus. Une lettre à Édouard Dermit, un voyage à Milly-la-Forêt, et Claude Garrandès s'en revint à Nice sûr que l'esprit du poète n'avait pas quitté les lieux. Il ne fallut pas longtemps, en effet, pour convaincre «Doudou », le fils adoptif, de la noblesse du projet. Il confia vingt-huit dessins à son visiteur et à Fabrice Barbaras (son complice), qui prête ses yeux et sa main de peintre et graveur de belle race à l'entreprise. De cette conspiration de l'audace et du cœur, un livre naquit. Des ténèbres en furent illuminées.
« Ne permets pas que la vie devienne pour toi ordinaire », conseilla un jour Ernst Jünger. Voir Claude Garrandès et Fabrice Barbaras travailler sur une presse d'une autre époque, dans leur minuscule appentis du type cabane à lapins, laisse croire que la phrase de Jünger, dans sa sagesse hautaine, ensemence l'esprit des hommes que le refus de se prendre en charge ne corrompt pas.
Dès que je le peux et qu'il le peut, nous nous retrouvons. Il est très entouré. L'amitié vient à lui comme si sa lumière intérieure était perceptible à tous. Ne fallait-il pas moins que cette cécité pour qu'Il se révélât à lui-même et subjugue ceux qui l'approchent ?
Dans sa conversation, le verbe qu'il emploie le plus fréquemment est « voir ». Il l'utilise pour parler d'un tableau, d'un paysage, d'une jolie fille, d'un film. Le plus étrange est qu'on n'en est pas surpris. Si ce n'est qu'il faut le guider dans ses déplacements, approcher à table un verre de sa main, on finirait par croire qu'il voit vraiment. De là a penser que rien ne lui échappe, il n'y a qu'un pas. Détiendrait-il les clés de tout.
Et il y a sa gaieté. J'ai cité Jünger. « J'adhère à ce que veut la terre », répéta-t-il à Nice quand la ville lui remit, il y a près de vingt ans, son Aigle d'or. Garrandès, l'amoureux de la vie, a été privé d'un de nos biens les plus précieux : la vue. Il aurait pu, tel une guêpe affolée butant sur des parois de verre, se cogner à sa nuit. Il aurait pu présenter aux aunes un masque douloureux derrière lequel, sans rémission, geint une âme. Il aurait pu décourager tout sursaut, outrer son infirmité, inonder de pleurs la fatalité. Sans Jouer un personnage, avec un naturel absolu, il se contente d'adhérer à ce que son destin sur terre a voulu. Son sourire ne se dérobe Jamais. Ni son désir d'entreprendre et d'aboutir. On perçoit vite qu'il a tant de ressources et de qualités qu'auprès de lui nos faiblesses et nos défauts nous sont plus flagrants. Pour ce qui est de nos rouspétances on en rit.
Quand il eut quinze ans, Il demanda à sa mère et à son père de lui reconstituer un Picasso de l'époque cubiste. A la place des couleurs, ils accolèrent des papiers d'un grain différent. Chaque plage de granulation représentait une teinte. Claude Garrandès n'a Jamais oublié ce puzzle et la patience de ses parents. A-t-il hérité de cette patience? Il m'est arrivé de lui rendre visite dans une des écoles où il enseigne à des aveugles et à des déficients visuels moins touchés. Il n'est que douceur. Son langage est fraternel. Nous nous posons souvent des questions sur le sens de la vie. Peut-être est-il des moments forts qui y répondent. Un peu d'immortalité s'y glisse.
«Il y a une minute du monde qui passe; la peindre dans sa réalité » était un but de Cézanne. J'aimerais tant approcher ce but pendant que Je trace ces quelques lignes au sortir d'un après-midi à l'école Lympia, près du port de Nice. Garrandès donnait son cours; les enfants et les adolescents l'écoutaient; puis ils déchiffraient les points inventés par Braille qui couraient sous leurs doigts. Tout me semblait paisible et intense.
BIOGRAPHIE :
Né à Nice, France, en 1955. Aveugle depuis l’âge de 12 ans.
Artiste créateur exposant dessins, céramiques, coptographies (l’art de créer des formes qui, offertes à la lumière, révèlent un dessin repro-duisant l’effet de l’estompe).
DISTINCTIONS:
- Chevalier dans l’Ordre des Arts et des Lettres.
- Chevalier dans l’Ordre des Palmes Académiques.
- Médaille de bronze de la Jeunesse, des Sports et de l'Engagement associatif.
- Paul Harris Fellow, Rotary Club.
- Médaille du Dévouement Associatif, Villefranche-sur-Mer.
FORMATION UNIVERSITAIRE:
- Diplôme d’Études Universitaire Générales en Philosophie
- Agrégation en Sciences Économiques et Sociales.
- Doctorat d’État en Psychologie et Sciences de l’Éducation (Mention Très Honorable).
- Diplôme d’Études Approfondies en Droit Privé Fondamental, Droit Économique, Histoire du Droit.
- Psychanalyste, Membre actif de la Société de Pédopsychiatrie et de Psychologie clinique de Nice.
ACTIVITÉ D’ENSEIGNEMENT:
- Chargé de mission pour la scolarisation des élèves déficients visuels (Académie de Nice, France).
- Chargé de formation auprès des enseignants (Académie de Nice, France).
- Professeur de Braille et des Techniques de l’Information et de la Communication aux enfants et adultes déficients visuels (Académie de Nice, France).
VIE ASSOCIATIVE:
- Création de l’association «ARRIMAGE », 1992.
Association reconnue d'intérêt général à caractère d'assistance et de bienfaisance. Atelier d’arts plastiques ouvert à tous : personnes désavantagées souffrant d’un handicap (non-voyants, déficients visuels, malentendants, handicapés moteurs, handicapés psychiques), personnes désavantagées socio-économiquement (en précarité, personnes âgées, en décrochage scolaire, population de quartiers sensibles).
- Création de l’association « HORUS », 1987.
Centre Expert-Conseil : évaluation des capacités fonctionnelles et formation aux Techniques de l’Information et de la Communication. Centre de transcription Braille, accompagnement des élèves handicapés visuels en inclusion scolaire (partenariat avec l’Éducation Nationale), maintien et accès à l’emploi des personnes en situation de handicap visuel (missionné par l’Association de Gestion du Fonds pour l’Insertion Professionnelle des Personnes Handicapées).
Chef de service « HORUS » aux Pupilles de l’Enseignement Public des Alpes-Maritimes, depuis 2012.
- Création de l’atelier «Aux cent regards », 1990. Ateliers de gravure regroupant plusieurs artistes.
ÉDITION (Livres tactiles):
- Création des « Éditions Claude Garrandès », 1991.
Production d’ouvrages d’art en relief : Van Gogh, Picasso, Cocteau, Matisse, Verka, Saint-Exupéry, etc.
Ces réalisations permettent aux personnes mal et non-voyantes d’enrichir leur imagerie mentale. Un texte bilingue et transcrit en braille vient parfaire l’approche tactile de l’oeuvre.
- 1996 Buyer’s Choice Award, Museum Store Association, Denver, États-Unis.
- Premier prix d’éditions poétiques au Festival Mondial de la Poésie de Villefranche-sur-Mer, France, 1996.
- Premier prix du Club des Poètes de France, 1996.
- Prix de l’édition poétique de la Société des Poètes Français, France, 1997.
TECHNIQUES DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION:
- Création du dispositif URANIA (Système Utilisant et Rendant Accessible le Numérique et Interactivité aux Aveugles), 2003. Médaille d’or au Concours Lépine, 2003.
Médaille d’argent au Concours International de Recherche Éducative et de Création, 2003.
Premier Prix Aides à la Communication Déficience Visuelle au Salon International Autonomic’ Innov, 2014.
- Expérimentation de tablettes numériques pour les déficients visuels comme outil pédagogique et d’apprentissage, ÉcriTech, 2014.
- Expérimentation de lunettes qui transmettent des informations d’ordre visuel à l’aide de sons, 1988.
- Création de l’outil «Tortue LOGO» pour l’enseignement de la géométrie et de la programmation, 1987.
RÉFÉRENCES:
- « L’art à la lumière des doigts », film de Jean-Yves Philippe, France 5, février 2005.
- «Toucher pour connaître. Psychologie cognitive de la perception tactile », de Yvette Hatwell, Arlette Streri et Édouard Gentaz. Éditions Presses Universitaires Françaises, novembre 2000.
- «Garrandès, l’éclaireur», de Nicole-Nikol Abécassis, Docteur en Philosophie. Essai sur la cécité et la création artistique, avec la participation du peintre Coriat, préface de François Dagognet. Éditions L’Harmattan, janvier 2014.
CURRICULUM VITAE:
Vous pouvez trouver le curriculum vitae de Claude Garrandès en cliquant ici.
For the english version of Claude Garrandes's curriculum vitae click here.